Jolly Roger: le pavillon de la peur

Tout comme pour de nombreux autres sujets concernant la piraterie, pas mal d’idées fausses circulent à propos du pavillon noir des forbans, le Jolly Roger. En effet, omniprésent dans la littérature et au cinéma, le fameux drapeau flotte ostensiblement au vent sur tous les bateaux pirates. Or il faut bien admettre que le Jolly Roger n’était hissé – quand il l’était – qu’au tout dernier moment, juste avant de passer à l’attaque. La plupart du temps, les pirates voulaient bénéficier de l’effet de surprise et tout leur était bon pour s’approcher au maximum de leur future victime sans éveiller les soupçons, y compris de s’habiller en femmes ou d’utiliser des navires marchands... Il était donc hors de question de hisser le pavillon noir avant d’être certain que l’ennemi ne pouvait plus s’échapper.

En mer, les pirates n’arboraient généralement aucun drapeau et lors d’une rencontre avec un autre bâtiment ils hissaient le pavillon d’une nation «amie» pour endormir la méfiance. Et puis il ne faut pas oublier que le Jolly Roger ne fut pas utilisé par les pirates avant le début du XVIIIe siècle, c’est-à-dire plus d’un siècle après l’apparition de la flibuste. Les flibustiers ne l’ont donc probablement jamais connu; ils arboraient simplement les pavillons de la nation de laquelle ils avaient commission. La première trace attestée d'un pavillon à tête de mort provient semble-t-il d'un journal anonyme d'une expédition en mer du Sud (océan Pacifique) qui eut lieu entre 1686 et 1694. Le drapeau était alors rouge et fut utilisé à terre contre les Espagnols.

Plus tard, à partir du début des années 1700, il semble que chaque capitaine pirate avait son propre pavillon à tête de mort, personnalisé à souhait en utilisant les symboles emblématiques de la profession: os et squelettes pour la mort, sabres et poignards pour le combat et la force, sablier pour le temps qui passe. En témoigne le récit de Basil Ringrose, fin XVIIe, qui nous en donne un exemple lorsque les 330 hommes des capitaines Coxon, Harris, Sharpe, Cooke et Sawkins, formèrent sept compagnies pour traverser l'Isthme de Panama, chacun ayant son pavillon personnel: «First, Captain Bartholomew Sharp with his company had a red flag, with a bunch of white and green ribbons. The second division led by Captain Richard Sawkins, with his men had a red flag striped with yellow. The third and fourth, led by Captain Peter Harris, had two green flags, his company being divided into two several divisions. The fifth and sixth, led by Captain John Coxon, who had some of Alleston's and Mac-kett's men joined to his, made two divisions or companies, and had each of them a red flag. The seventh was led by Captain Edmund Cook with red colours striped with yellow, with a hand and sword for his device.»

Généralement taillés dans de l’épaisse toile et confectionnés à grands points par les voiliers du bord, ces pavillons étaient grossiers et simplissimes. Leur fonction étant surtout de terroriser l’adversaire, la valeur esthétique n’avait donc pas trop d’importance...

En définitive on sait très peu de choses sur ce pavillon, pas même l’origine de son nom. On pense – mais rien n’est moins sûr – que Jolly Roger est une altération du français «joli rouge», de par la couleur employée pour le drapeau servant à signifier «pas de quartier». Il est exact que dès 1694 l’Amirauté britannique imposa à ses corsaires l’utilisation du Red Jack, un pavillon rouge avec l’actuel Union Jack dans le coin supérieur gauche. En 1714, la fin de la guerre de succession d’Espagne rendit illégale la chasse aux Espagnols et de nombreux marins Anglais rejoignirent alors la piraterie. Il est possible que certains gardèrent l’emblème du Red Jack eu égard à sa couleur de sang. Mais quant à savoir pourquoi le mot serait dérivé du français et comment de rouge il passa à noir: mystère!

Une chose est sûre: les pirates ne furent certainement pas les premiers à utiliser les symboles du crâne et des os. Déjà dans l’Antiquité, puis dans l’Europe du Moyen Age, on évoquait ainsi la mort dans des catacombes, sur des tombes, dans des cryptes, des temples ou des mausolées. Il est par contre difficile de savoir à partir de quand de tels symboles furent employés comme drapeau signifiant mort et révolte. Une hypothèse parmi d’autres prétend que la flotte guerrière des templiers de Roger II de Sicile, au XIIe siècle, serait le véritable précurseur du pavillon à tête de mort. En conflit avec le pape à propos de ses victoires d’Apulia et de Salerno, en 1127, le roi de Sicile aurait mis sur pied une flotte rebelle qui, bien des années plus tard, à la dissolution de leur ordre, s’en serait prise aux possessions de l’Église, arborant la tête de mort et les os croisés en rappel de la croix pattée.

Si cela reste une hypothèse, on peut néanmoins relever que le concept du memento mori – «souvenons-nous que nous allons mourir» – est l’un des symboles importants de la franc-maçonnerie, un ordre qui plonge visiblement ses racines dans l'Ordre du Temple et qui en partage de nombreux aspects de sa symbolique. Rappelons-nous en outre que la première loge franc-maçonne recensée est celle d’Édimbourg, fondée en 1559 en Écosse, et que les tibias croisés évoquent plutôt bien la croix de Saint-André ornant le drapeau des Écossais. De là à penser que le Jolly Roger fut le pavillon de certains templiers avant d’être celui des pirates, il n’y a qu’un tout petit pas... Quoi qu’il en soit, chez les pirates comme chez beaucoup d’autres, utiliser la mort comme symbole n’avait certainement rien de morbide. Cette notion était, paradoxalement, une ode à la vie: puisque nous allons mourir, hâtons-nous de vivre et, surtout, de vivre bien!

Rendu populaire par les pirates du XVIIIe siècle, le Jolly Roger devint aussi l’emblème de nombreux militaires britanniques et américains, en signe de force et de bravoure. C’est durant la première guerre mondiale que la Royal Navy l’utilisa tout d’abord, avant que la Royal Australian Navy en fasse de même lors de la seconde guerre mondiale. Le pavillon noir aux deux tibias croisés fait encore partie, de nos jours, du drapeau de la Royal Navy Submarine Service: on a pu le voir flotter sur de nombreux bâtiments britanniques lors des conflits des îles Malouines, du Kosovo ou de la guerre du Golfe. Plus près de nous encore, le 16 avril 2003 à Plymouth, on a pu voir le Jolly Roger fièrement accroché au 1er vaisseau de la Royal Navy, le HMS Turbulent, de retour d’Irak. Côté américain, c’est dans l’aviation navale que le Jolly Roger s’illustra depuis 1943, plus particulièrement au sein des escadrons VF-17, VF-84 et VFA-103 de l’US Navy. Au début, le pavillon noir était discrètement estampillé sur le capot moteur des Corsairs, mais de nos jours il est bien en évidence sur les dérives de certains Tomcats ou Hornets. Particulièrement apprécié des rebelles de tous les bords, le Jolly Roger est aussi devenu l’emblème de nombreux groupements anarchistes, de groupes de rock ou de pirates informatiques.